Si les entreprises gèrent encore cette période post-covid, elles mènent désormais aussi une réflexion de fond sur l’avenir et les transformations inéluctables pour s’adapter à de nouveaux modes de fonctionnement. Dans cette optique, les ressources humaines se trouvent sur le devant de la scène, en tant qu’acteur premier de cette transformation. Cette période permettra-t-elle aux RH d’entrer dans le XXIe siècle ?
En cette période post-confinement, l’heure est au bilan dans les entreprises. « La clé pour tirer parti de cette période très particulière repose sur la réalisation du post-mortem dans chaque entreprise, suggère Laëtitia Vitaud, chercheuse experte du futur du travail. Tirer un bilan douloureux de ce qui n’a pas fonctionné, des erreurs réalisées et de ce qu’il faut garder en place ». Car l’auteure Du Labeur à l’ouvrage (Calmann-Lévy) et de Faut-il avoir peur du numérique ? (Armand Colin) le reconnaît : « ce qui aurait pu prendre plusieurs années à planifier dans certaines entreprises devient urgent maintenant. Les organisations de toute taille ont réussi l’exploit remarquable de s’adapter avec résilience en si peu de temps. Reste à savoir ce qu’on pérennise dans le temps ».
« La crise a permis de réaliser un vrai crash test de la maturité des entreprises », assure Aurélie Dudezert, professeure en management à l’université de Saclay.
Une reconstruction collective autour du télétravail
Un constat partagé par Laurence Monnet-Vernier, Associée Transformation, Organisations et Talents chez Deloitte. « Cette période du covid-19 et la mise en place du télétravail et de la distanciation sociale n’a pas engendré l’invention de nouvelles techniques mais a renforcé des pistes déjà largement ouvertes. Ce qui était encore une expérimentation dans de nombreuses entreprises devient la règle avec la mise en place d’un télétravail généralisé. Reste à savoir comment en faire un mode de travail pérenne pour les organisations ».
La distanciation sociale induite par le télétravail, encore en place dans bon nombre de structures, interroge au premier chef. Aurélie Dudezert assure que beaucoup d’entreprises ont réalisé que le télétravail constituait un mode de travail à considérer et à prendre au sérieux. Mais le télétravail du confinement et le télétravail en période plus normale ne se ressemblent pas. Selon l’experte, « la phase qui s’ouvre doit être basée sur la reconstruction collective entre managers et salariés pour analyser ce qui a fonctionné ou non avec la mise en place du télétravail pour éviter par la suite un désengagement trop fort de la part des équipes ».
Une accélération des tendances de recrutement digitalisé
Dans le viseur des entreprises, d’autres domaines RH font l’objet d’une grande attention. A commencer par le recrutement, qui, pendant le confinement, a été effectué en grande partie à distance. Si plusieurs étapes étaient déjà largement virtualisées comme le tri de CV grâce aux outils d’intelligence artificielle ou à l’utilisation des entretiens vidéo asynchrones, le confinement leur fait prendre encore plus d’ampleur dans les process RH. Pour Vincent Binetruy, Directeur France de Top Employers Institute, « le confinement a lancé une véritable accélération des entretiens synchrones en vidéo, qui ont pour avantage de faciliter les échanges en faisant tomber les barrières du formalisme. Les entreprises ne reviendront certainement pas en arrière sur le recours massif aux entretiens vidéo, même s’ils ne concerneront pas le cas sur toutes les étapes de recrutement ».
Randy, le chatbot du groupe Randstad France dédié au pré-recrutement
Pour Christophe Montagnon, Directeur de l’organisation, des systèmes d’information et de la qualité chez Randstad, cette crise confirme la solidification des démarches en ligne, « comme l’assessment à distance, le passage de tests via des plateformes comme Hackerrank et l’affirmation des bots dans les phases de pré-sélection ». Tout un panel d’outils que les entreprises doivent s’approprier afin d’entrer clairement dans une nouvelle phase de recrutement. « Des événements en ligne, comme des jobs dating de recrutement ou des forums interactifs, devraient aussi se développer, rendant inutile le déplacement de candidats et d’équipes RH », assure l’expert. Un gain de rapidité et donc de productivité au service de l’entreprise, dont les modalités demandent à être réinterrogées, selon Laëtitia Vitaud : « la sélection à distance des CV et les process de recrutement doivent être revus afin d’éviter de passer à côté de personnalités de qualité. C’est tout un modèle qu’il faut repenser ».
Un onboarding digitalisé plus efficient
Selon le classement Top Employers de début 2020, 32% des entreprises labellisées utilisaient une plateforme de pré-intégration et 50% une plateforme d’intégration, soit un gain de sept points en un an.
Sur ce point encore, un retour d’expérience approfondi sera nécessaire pour ne conserver que ce qui sera vraiment utile à la productivité de l’entreprise et au bien-être des salariés. Pour Laëtitia Vitaud, une chose est certaine : « cette accélération de la transformation du management et de l’entreprise rend visible la nécessaire transition numérique tant pour les produits, les services que pour les services des ressources humains et leurs rapports aux employés ». Mais les managers ne sont pas les seuls à avoir gagné en responsabilité. Selon Jean-Claude Delgenes, président du cabinet d’expertise sur les risques au travail Technologia, « cette épreuve a permis aux responsables RH de reprendre leur place. Ils sont les artisans de la reprise, ils connaissent tous les rouages et les salariés. Cette crise les a revalorisés au sein du COMEX et face aux élus du personnel ».
L’instauration d’un dialogue social constructif
Mais si les managers et les RH sont sur le devant de la scène, c’est bien toute l’entreprise qui doit s’engager dans de profondes transitions vers le XXIe siècle. Avec la mise en place d’un dialogue social fort, selon les experts qui regrettent le rendez-vous manqué du covid-19 pour introduire davantage de dialogue social dans les entreprises.
Selon une étude de Technologia publiée le 14 mai 2020, seul un élu sur dix a estimé que la direction a parfaitement respecté son mandat de partenaire social. Plus de 41% estiment que le respect des règles de représentation a été déficient. Près de 60% des élus ont souffert de la rupture d’échanges avec les salariés. Autant de données que déplore Jean-Claude Delgenes : « Il existe une vraie crainte d’une tentative autoritaire de la part de certaines directions de vouloir imposer des décisions radicales sans discussion préalable, assure-t-il. Or, il faut avant tout comprendre où en sont les salariés après cette crise et instaurer un dialogue constructif et respectueux. La conduite du dialogue social doit être au centre des préoccupations des responsables RH pour éviter d’aggraver la crise ».
Comme lui, François Cochet, président de la FIRPS (Fédération des Intervenants en Risques Psychosociaux), constate que les entreprises qui ont le mieux réussi leur sortie de déconfinement et qui ont redémarré le plus rapidement sont celles où le dialogue social a été le plus abouti, notamment dans l’industrie.
La fin du management vertical ?
« Le travail des représentants du personnel est crucial pour éviter des dissensions trop fortes entre des salariés ayant tous vécu à leur manière la crise du covid-19, précise François Cochet. C’est l’engagement des salariés qui fait la force d’une entreprise. S’ils ont peur ou ne sont pas à l’aise, leur travail ne sera pas efficace ».
Il préconise deux chantiers prioritaires pour les entreprises : une évaluation partagée du télétravail avec la négociation d’accords sur le sujet, ainsi que l’ouverture du chantier de la représentation du personnel pour réinterroger la relation aux salariés et les conditions de travail. Des chantiers à mener sans précipitation, selon Jean-Claude Delgenes : « la période qui s’ouvre va être difficile mais la tentation de vouloir aller vite dans la prise de décisions et de se couper des élus du personnel et de toute discussion aura des conséquences désastreuses. Le management vertical peut conduire à des situations de blocage, d’attrition de l’énergie et être contraire au but recherché ».
Au-delà du management interne de l’entreprise, il faudra encore composer davantage avec d’autres formes de travail, qui devraient prendre de l’ampleur face à la crise économique, rappelle Aurélie Dudezert. « Il est à craindre des transformations profondes dans le domaine de l’auto-entreprise et du freelancing, avec toutes les problématiques que cela pose en matière de précarité et de couverture sociale », explique la professeure.
Dans cette optique, Laëtitia Vitaud milite pour que les RH développent « une vision écosystémique de leur environnement, avec une plus forte horizontalité. Une question stratégique, selon elle, pour rester pertinent au XXIe siècle ».