Les excès du “managérialisme” et la gestion des RH par indicateurs peuvent empêcher les entreprises de se transformer. C’est en tous cas la vision de Philippe Silberzahn, professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à EM Lyon Business School et chercheur associé à l’École Polytechnique. Une analyse assez radicale, mais intéressante…
Par Philippe Silberzahn
Professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à EM Lyon Business School et chercheur associé à l’École Polytechnique.
Selon vous, la politique des grandes entreprises en matière de “talents” représente un handicap lorsqu’elles doivent innover et s’adapter à leur environnement. Comment l’expliquez-vous ?
J’ai été sollicité un jour par une très grande entreprise française qui avait décidé de lancer un programme de transformation, avec un dispositif du type startup Factory, incubateur, labs, entreprenariat… Lors d’une réunion du Comex à laquelle j’assistais, le DRH a objecté qu’il n’y avait pas, dans les effectifs et la ligne managériale de l’entreprise, les profils nécessaires pour mettre en œuvre ce programme. Il a expliqué qu’auparavant pour accéder à des fonctions de direction, il fallait une expérience d’entreprenariat, de prise de risque. Mais, depuis, les exigences ont évolué de façon assez radicale. Selon lui, un tournant s’est produit il y a une dizaine d’années et les talents qui sont désormais mis en avant dans l’organisation ne correspondent plus à ce type de profils. Par la suite, j’ai appris qu’effectivement, ceux qui avaient porté le programme de “transformation” au sein de la grande entreprise en question s’étaient heurtés à de sérieuses difficultés.
Cette histoire me semble tout à fait significative d’un biais constaté depuis quelques années dans beaucoup de grandes structures avec la quasi-généralisation de ce que l’on appelle le “managérialisme”, ou encore le “management quantitatif”. Aujourd’hui, pour progresser dans une organisation, il faut avant tout afficher de bons scores sur les KPI*…
Pourquoi cette gestion des talents par “indicateurs” s’est-elle quasiment généralisée dans les grandes entreprises ?
Sans doute du fait d’une volonté de tout gérer, piloter et “monitorer” de façon quantitative et objective. Or dans le domaine des RH, où le facteur humain est primordial, cela ne fonctionne pas. Les militaires, entre autres, le savent depuis des millénaires : ce qui compte le plus (l’engagement, la motivation) n’est non seulement pas mesurable, mais tend même à diminuer quand on essaie de le mesurer. J’explique souvent que lorsque Renault, au début des années 2000, s’est lancé dans l’aventure Dacia, ce ne sont pas les bons élèves mais les outsiders qui sont partis en Roumanie. Avec, au final, le succès que l’on sait.
En quoi est-ce un risque pour les entreprises ?
D’une part, parce que cette conception hiérarchique et quantitative du talent donne trop d’importance aux jeux de politique interne, de diplomatie… c’est beaucoup d’énergie perdue. Souvent dans les faits, les gens qui font véritablement tourner les entreprises au quotidien sont sur le terrain. Ils ne sont pas au siège, occupés à se faire bien voir de leur hiérarchie ou à diffuser leur CV sur LinkedIn pour préparer la suite de leur carrière.
En outre, de façon générale les collaborateurs qui cherchent avant tout à afficher de bons KPI et à être conformes en tous points aux processus de l’organisation n’aiment pas prendre de risques ni remettre les choses en question. Ce serait trop dangereux pour leurs indicateurs et cela risquerait de froisser des susceptibilités hiérarchiques.
De même, beaucoup de grandes entreprises cherchent à promouvoir la diversité alors que, paradoxalement, elles ne font rien pour changer un système qui génère l’absence de diversité. Au contraire, elles tendent plutôt à récompenser la conformité.
Et surtout, cette conception des talents peut s’avérer efficace pour piloter l’existant, mais certainement pas lorsqu’il s’agit de préparer l’avenir. Pour pouvoir anticiper les évolutions d’un secteur et pour être capable d’entrevoir ce qui fera la différence demain, il faut un état d’esprit beaucoup plus ouvert, propice à l’initiative et à l’écoute des profils atypiques.
Comment cette tendance pourrait-elle s’inverser ?
Selon moi, la situation n’évoluera pas véritablement sans un changement d’état de mentalité des managers eux-mêmes. Souvent, ceux que je rencontre et avec qui je travaille reconnaissent avoir du pouvoir pour commander leurs équipes, mais absolument aucun pour faire bouger l’organisation. Se sous-estimeraient-ils ?
Ce qui va obliger les grandes entreprises à se remettre en question, c’est qu’elles ont de plus en plus de mal à recruter et surtout à retenir les jeunes ingénieurs. Souvent, les plus doués et les plus entreprenants restent éventuellement quelques mois, le temps de mettre un nom qui fait référence sur leur CV, puis ils partent s’épanouir au sein de structures plus légères, plus jeunes et plus agiles.
Face à une nouvelle génération beaucoup moins encline à s’inscrire dans des stratégies hiérarchiques et beaucoup plus tentée par l’aventure de l’entrepreneuriat, les grandes entreprises vont devoir adapter leurs politiques en matière de ressources humaines et de management. C’est un enjeu particulièrement vital pour celles qui doivent se transformer en profondeur, revoir leurs modes de fonctionnement et imaginer de nouveaux business models. Elles courent le risque d’être dangereusement concurrencées par des profils “non conformes”, dont elles n’ont pas su apprécier les talents.
*Indicateurs clés de performance.