À l'heure où l'on parle sans cesse de mode-projet et de transversalité, les salariés seraient plus isolés que jamais. L'injonction à aller toujours plus vite empêcherait les véritables coopérations.
Pourquoi estimez-vous que les approches managériales qui prévalent aujourd’hui dans le monde de l’entreprise (mode-projet, agilité, flexibilité, transversalité…) rendent finalement les collaborateurs plus individualistes que par le passé ?
Parce que les carrières durables ont été progressivement remplacées par l’hyper-flexibilité des tâches. Quand les “projets” remplacent les ”jobs”, quand le collectif se reconfigure constamment au nom de l’agilité, quand l’organisation et le management sont à géométrie variable, les collaborateurs finissent par perdre de la visibilité sur le fonctionnement de l’organisation. Surtout, ils ont moins de temps pour connaître celles et ceux avec lesquels ils travaillent et pour développer des liens interpersonnels de cohésion et de solidarité. En écourtant les occasions de connaissance mutuelle sous couvert de performance et de créativité, le travail en mode-projet a eu pour effet d’entacher l’autorité, la confiance, la coopération, etc.
La notion même d’équipe serait-elle, selon vous, en train de se diluer ?
J’ai recueilli de nombreux témoignages dans ce sens, et cela n’a rien de surprenant. Ce que vivent aujourd’hui les salariés, c’est une rupture de ce que le sociologue et historien américain Richard Sennett appelle le “triangle social”. Sennett a montré que la coopération authentique, qui fait du travail autre chose qu’une expérience sans âme, requiert trois principes. Il faut d’abord que les salariés accordent un respect (même réticent) à des dirigeants corrects, qui à leur tour respectent (même à contre cœur) des salariés fiables. Il faut ensuite que chacun puisse parler librement des problèmes significatifs qu’il rencontre au travail et ailleurs. C’est ainsi que se crée un véritable lien social qui pousse les individus à protéger les collègues au lieu de les lâcher à la première occasion, autrement dit à développer de véritables liens de solidarité.
Enfin, chacun doit accepter d’effectuer des tâches supplémentaires, voire le travail d’un autre sans être forcément rémunéré pour cela : quand quelque chose ne fonctionne pas dans l’atelier, on se mobilise pour résoudre le problème, quoi qu’il en coûte, au lieu de laisser les autres se débrouiller. À l’ère de la flexibilité, ce triangle social est évidemment mis à mal…
Vous observez aussi que l’individualisme des salariés se trouve renforcé par “l’accélération temporelle”, ou ce que vous appelez “l’idéologie du court terme”. Comment cela s’explique-t-il ?
On constate, depuis une quinzaine d’années, une certaine omniprésence du discours sur la vitesse dans la rhétorique managériale. Dans un contexte de transformation digitale, cette question de l’accélération temporelle est plus que jamais au centre de tout. Effectivement, cela a un très fort impact sur la façon dont les individus travaillent ensemble. Ainsi, non seulement ceux-ci se trouvent déjà en concurrence les uns avec les autres (pour l’obtention des ressources, pour l’accession aux meilleures places, etc.), mais en plus, on leur demande de parvenir le plus vite possible au but qui leur est assigné.
Le risque, avec cette injonction, c’est que l’objectif d’aller vite (et plus vite que les autres) prenne le dessus sur la qualité du travail. Si l’on fait vite, implicitement, dans l’esprit de beaucoup de managers, on fait bien. Certes, c’est intéressant en termes de time to market(1), mais l’expérience prouve souvent que les concessions faites à la qualité ne sont pas un bon calcul sur le long terme. Surtout, cette course contre la montre permanente a pour conséquence d’inciter à moins de collaborations, moins de transactions entre les individus, qui y voient une perte de temps alors qu’ils cherchent plutôt à passer le plus vite possible d’une mission à l’autre, d’un projet à l’autre. Dans une certaine mesure, on instrumentalise la coopération pour en faire un facteur de réussite personnelle et non collective.
Ce constat n’est pas très optimiste… Comment l’esprit de coopération pourrait-il renaître ?
Il faudrait d’abord laisser les individus choisir eux-mêmes les solutions aux problèmes qu’ils rencontrent. Ils redeviendraient ainsi, comme des artisans, fiers de leur travail. Mais il faudrait aussi alléger la “charge morale” liée à l’obsession de la performance et du court terme, éloigner le regard inquisiteur du contremaître ou du contrôleur de gestion, revisiter notre rapport au temps pour éviter que les managers ne se précipitent tête baissée dans quelque pseudo-innovation technique bien vendue… Il faudrait, en somme, que le management (re)devienne patient. Mais je crains que ce ne soit pas la tendance du moment, au moins à court terme.
(1) Le « temps de mise sur le marché » correspond à la durée de développement et de construction d’une offre commerciale ou d’un produit.